Chaque pichet raconte une histoire

Les paysages subtils et les natures mortes de Giorgio Morandi, pleins d’un calme dramatique, sont une révélation
Laura Cumming, The Guardian, Janvier 13, 2013
"C’EST COMME SI LA GRAVURE AVAIT COMMENCÉ COMME UN MÉDIUM PARALLÈLE À LA PEINTURE, MAIS QUE LES DEUX AVAIENT CONVERGÉ."
 

Une grande exposition peut parfois modifier notre perception d’un artiste. Morandi: Lines of Poetry, qui ouvre cette semaine à la Estorick Collection de Londres, est un tel événement. À l’exception de quelques aquarelles couleur pêche, tout ce qui est présenté est en noir et blanc austère – la morsure graphique de l’eau-forte – ou en gris plomb d’un crayon taillé.

Giorgio Morandi (1890–1964) n’est pas connu pour ses lignes. Plutôt l’inverse : dans le monde brumeux de ses natures mortes peintes, tout apparaît flou et adouci. Les objets célèbres qui surgissent sur la scène miniature de sa table – bouteilles, bols, carafes et pichets – apparaissent dans quelque chose d’aussi vaporeux qu’une lumière de rampe. On ne s’attendrait pas à plonger dans ces chefs-d’œuvre du XXe siècle et à y découvrir un bord net, un contour, ou quoi que ce soit d’aussi concis qu’un point.

Le premier révélateur de l’exposition de l’Estorick, qui réunit plus de 80 estampes et dessins, est donc leur vigueur et leur caractère décidé.

La rivière argentée scintillant au loin dans le paysage italien dans une estampe de 1929 n’est rien d’autre qu’une bande de page blanche et brûlante définie par des buissons et des berges sombres. C’est saisissant et magnifique, mais cela pourrait autrement être assez ordinaire sans un ajout étrange.
De notre côté de la rivière, Morandi a inclus un arbre dont les cinq branches s’ouvrent comme les doigts d’une main s’écartant dans un geste d’exclamation devant le paysage ; un admirateur de substitution.

De près, l’image entière est composée de hachures croisées si régulières et précises qu’elles ressemblent à des points de couture mécaniques, courant d’un côté à l’autre de la plaque de gravure sous des angles complexes.

Les lignes s’accumulent en maillages et tissages, constants, patients et remarquablement judicieux. C’est comme s’il n’osait pas se presser – après tout, il s’agit d’une eau-forte, où un faux trait peut causer des problèmes sans fin. Mais en parcourant l’exposition, on voit que les dons graphiques de Morandi sont si subtils qu’il parvient à rendre les variations les plus fines d’atmosphère, de ton et de lumière par de minuscules variations dans la direction des hachures. C’est comme un léger changement de brise, modifiant l’humeur et le climat.

Et si l’on connaît la réputation de Morandi en tant que célibataire reclus ayant rarement quitté sa Bologne natale, vivant et travaillant dans le même appartement aux volets clos jusqu’à sa mort, alors voici la deuxième révélation de l’exposition."Il monaco" – le moine, comme l’appela un critique – qui était censé ne rien faire d’autre que peindre, et ne peindre que de la vaisselle, sortait clairement dans le monde.

Il y a des rapides tumultueux, de vieux bâtiments pittoresques, des rangées de peupliers et d’ormes, une grande cheminée industrielle menaçant l’horizon. Morandi devient fasciné par les filets d’un court de tennis, les transformant en une filigrane d’une finesse extrême, et par les pots de fleurs massifs dans le jardin d’un voisin.

Il y a un présentoir à gâteaux fantaisiste et une carafe kitsch qui (je pense) sont exclus de ses peintures parce qu’ils sont trop enjoués. Il y a de pâles renoncules qui semblent là depuis l’aube des temps, accumulant la poussière dans la lumière grise. Il y a même, très occasionnellement, des personnes.

Jeune homme, Morandi se mesure à l’art du passé : une étagère à la Chardin avec un panier, des récipients et des drapés. Une colline au matin si baignée de lumière qu’on a l’impression qu’il s’est inspiré des dessins de Van Gogh.

Puis, à l’approche de la trentaine, une atmosphère caractéristiquement secrète s’installe. Pourquoi le couvercle de cette boîte métallique est-il très légèrement ouvert, dans un groupe où tous les objets font face dans la même direction, comme s’il murmurait quelque confidence sur les autres ?

Pourquoi cinq des récipients sur un plateau sont-ils entièrement blanchis : des silhouettes incandescentes extraites des formes sombres derrière elles, comme s’ils étaient les élus, happés par une magie particulière ?

Il y a une divergence des plus curieuses dans cette exposition. Les dessins au crayon de Morandi deviennent toujours plus spectrals et épurés – des formes à leur plus haut degré de distillation, des idéaux platoniciens de bouteilles et de pichets. Alors que les estampes deviennent plus complexes et denses.

C’est comme si l’eau-forte avait commencé comme un médium parallèle à la peinture, mais que les deux avaient en un sens convergé. La ligne incisée, l’encre noire, le papier blanc : Morandi avait découvert qu’avec ces seuls éléments il pouvait évoquer des nappes bleu craie et des après-midis feutrés, faire se dissoudre les objets en flous fantomatiques au crépuscule.

Les estampes ne se contentent pas de faire sortir Morandi à l’extérieur : elles forment un parcours en elles-mêmes. Une nature morte précoce avec un panier à pain manque totalement de charisme, si bien que l’on remarque combien la disposition des objets (et les intervalles entre eux) doit être infiniment subtile pour suggérer un brin de drame.

Alors qu’une décennie plus tard, en 1931, la vaisselle morandienne sur sa table ressemble à une ville vue à travers des eaux sombres – Manhattan la nuit, sous une pluie battante. L’effet est obtenu en partie en rassemblant les formes serrées les unes contre les autres dans l’ombre, mais aussi en positionnant le bord de la table à la hauteur exacte, de sorte que l’obscurité en dessous apparaisse élémentaire.

Tous ses objets ont une présence. Une fantastique convocation de pichets se réunit en cabale. Deux, tournés dos au spectateur, se serrent contre un troisième, tels de grands prélats. Un plat modeste, haut de la moitié de leur taille, attend leurs ordres, et une bouteille qui ne fait pas partie de la société secrète tend le cou pour entendre. De brillantes stries de lumière blanche descendent sur les pichets noirs, représentant l’émail mais avec un éclat presque agressif. On craint pour la bouteille.

Il n’est pas impossible de rendre des objets humbles fascinants et vitaux : Chardin et Cézanne possédaient ce don, et Morandi apprit des deux. Mais ses observations rigoureuses du monde qui l’entourait – dehors comme dedans, comme cette exposition le révèle – produisirent quelque chose de tout à fait nouveau. L’idée que chaque relation dans une nature morte, et même dans un paysage, pouvait être psychologiquement palpitante.

 

"Une bouteille qui ne fait pas partie de la société secrète tend le cou pour écouter." Nature morte avec cinq objets, 1956 (en haut) de Giorgio Morandi. En haut à gauche : Maisons de Campiaro à Grizzana, 1929. À droite : Nature morte de vases sur une table, 1931, "des silhouettes incandescentes arrachées aux formes sombres derrière elles comme si elles étaient les élues". Courtesy Galleria d’Arte Maggiore GAM, Bologne.

 
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