On peut soutenir que Giorgio Morandi (1890–1964) est l’artiste le plus étrange du XXe siècle. Né à Bologne, il mena une existence monastique, partageant un appartement dans la ville italienne avec sa mère jusqu’à sa mort en 1950. Réservé et d’une taille inhabituelle, il ne se maria jamais et voyagea rarement. Il visita Florence, où il étudia les Anciens Maîtres, et le village de Grizzana, près de Bologne, où il passait ses étés à peindre des paysages.
Bien que, dans sa vingtaine, il ait flirté avec le futurisme et le cubisme, et qu’il ait été attiré par les peintures métaphysiques de Giorgio de Chirico, il devint célèbre pour des natures mortes poétiques et idiosyncratiques qui allaient à l’encontre des tendances dominantes de l’art moderne. Ses compositions calmes et de petit format semblent aussi isolées du monde extérieur qu’il l’était dans sa vie privée.
Sur le papier, on pouvait donc le considérer comme un original. Il est certainement tentant de l’imaginer isolé et ascétique. Pour autant, il remporta un prix de peinture à la Biennale de Venise en 1948 et a la réputation d’être l’artiste des artistes.
Ses toiles les plus connues présentent des objets domestiques tels que bouteilles, boîtes de conserve, cafetières, cruches, pichets et divers récipients en céramique, disposés de façons variées sur des plateaux de table. J’ai eu la chance de voir une rétrospective de son œuvre au Metropolitan Museum of Art de New York en 2008 : ce qui m’est resté, c’est l’intensité contemplative et la subtile sensualité de peintures qui auraient pu paraître infiniment répétitives, mais qui ne l’étaient pas. L’art de Morandi possède une qualité intemporelle, monumentale — ce qui surprend, étant donné la modestie rustique de ses sujets.
Il n’y a pas de tableaux à l’huile dans Giorgio Morandi: Lines of Poetry, la nouvelle exposition à l’Estorick Collection dans le nord de Londres, mais des qualités similaires se manifestent dans les quelque 80 œuvres exposées — principalement des eaux-fortes, ainsi que quatre aquarelles tardives presque abstraites.
Répartie sur deux salles, l’exposition est organisée chronologiquement, offrant un récit équilibré de la carrière de l’artiste en tant que graveur. Pour commencer, on voit quelques paysages inspirés de Cézanne de 1912 et 1913, chacun rempli de marques verticales vigoureuses. Ce n’est pas long, toutefois, avant que n’apparaisse une nature morte. Dans deux toutes petites estampes de 1921, Morandi présenta d’abord un coquillage tacheté en spirale (les formes en volute deviendraient des motifs compositionnels importants), puis un citron à gauche d’un demi-pain tranché. Aucune des deux œuvres n’est majeure — le citron est à peine plus grand qu’un ongle — mais chacune capte et retient le regard. Nature morte avec pain et citron établit plusieurs préoccupations importantes que l’artiste développera plus tard : un intérêt pour la relation entre la lumière et l’ombre, ainsi que le dialogue entre objets muets, animés par l’espace qui les sépare.
Nature morte avec panier de pain de la même année implique davantage d’objets — une bouteille, une tasse ou un chope, une boîte métallique ouverte au couvercle rabattant, et un panier à anse contenant une forme semi-abstraite désignant un morceau de pain moelleux. Elle reçoit donc un traitement plus substantiel : la variété des signes représentant l’ombre et la lumière est remarquable, tandis que l’arrière-plan contient des bandes subtiles de hachures plus épaisses, comme la manifestation d’un champ de force irradiant depuis les protagonistes centraux. Les zones sombres paraissent veloutées et tactiles.
Les années 1920–1933 furent bénies pour la gravure de Morandi. Outre des eaux-fortes de fleurs, souvent disposées dans un vase rayé, il produisit de nombreux paysages présentant des collines baignées de soleil, parsemées de villas massives et d’arbres élancés. Il y a une analogie claire entre la composition de ces dernières œuvres et celle de ses natures mortes, qui savourent l’interaction entre formes contrastées telles que des bouteilles effilées, ou des cruches et vases aux becs en col de cygne, face à des boîtes trapues et cubiques.
Dans la deuxième salle de l’exposition, cependant, ce sont les natures mortes qui restent les plus mémorables. Les compositions deviennent plus complexes — en effet, dans le contexte de ce qui précède, elles en viennent à paraître baroques. Elles sont aussi pleines de métaphores. Passez quelques minutes à contempler Grande nature morte avec lampe à pétrole (1930), par exemple, et les formes hautes et groupées commenceront à apparaître comme les tours d’une ville scintillante.
Au premier plan d’une autre image frappante, de 1931, Morandi présente une rangée de vases en silhouette inversée : les récipients paraissent plats, vides et d’un blanc éclatant, leurs contours définis par des formes sombres derrière eux. Ils ont une qualité éthérée, comme des messagers envoyés du ciel qui se matérialisent sous nos yeux.
Dans les années quarante, Morandi atteignit une vaste gamme de gris séduisants. Il pouvait susciter un éclat tranchant et argenté, et un grondement orageux semblable au fusain estompé. Il devint aussi maître dans la transmission des propriétés des différents matériaux. Dans Grande nature morte circulaire avec bouteille et trois objets (1946), la lumière miroitant sur l’émail translucide du bol en céramique au premier plan est rendue avec une exactitude parfaite. Cela dit, il menaça parfois ses images d’abstraction, proposant des groupes d’oblongs, de losanges et de cylindres spectrales suspendus dans une brume grise. Par conséquent, malgré la similitude des sujets, chaque estampe a sa propre personnalité distincte.
Pourquoi Morandi était-il si obsédé par les bibelots du quotidien ? Et comment parvenait-il à les rendre si magiques et mystérieux ? Je n’ai pas de réponses toutes faites à ces questions, mais je me réjouis que la charmante exposition de l’Estorick m’ait amené à les reconsidérer.
Maître qui rendait le banal magique
Giorgio Morandi: lignes de poésie. Estorick Collection, Londres
Alastair Sooke, The Daily Telegraph, Janvier 16, 2013
Il pouvait susciter un éclat tranchant et argenté, et un grondement orageux"
