Pour la rétrospective la plus importante jamais réalisée à Paris, le musée d'Art moderne de la Ville de Paris offre de découvrir l'œuvre d'une vie, celle de Giorgio De Chirico. Chantre de la peinture métaphysique, inspirateur du surréalisme puis précurseur du Retour à l'ordre, ce peint mystérieux et assez solitaire a eu une vie longue et a créé une œuvre bien complexe.
L'INFLUENCE DE NIETZSCHE
Si on a tendance à davantage avoir en mémoire les œuvres de jeunesse de Giorgio De Chirico si fulgurantes, on connaît moins, en revanche, le reste de sa vie et de son œuvre. C'est à cette entreprise de réhabilitation que se livre donc l'énorme exposition parisienne. Des toiles, bien sûr, et des prêts prestigieux, mais aussi des sculptures, des dessins et des archives, le portrait s'affirme ainsi quasiment exhaustif.
Sa vie s'initia sous le signe de l'antique et de l'appel au voyage. Né en Grèce de parents italiens, De Chirico est resté marqué par l'éducation classique qu'il suivit à Athènes et fortement imprégné de la mythologie. Sa ville de naissance fut en effet le point de départ du voyage des Argonautes en quête de la Toison d'or. Lorsqu'il part avec sa mère et son frère s'installer à Munich, De Chirico intègre l'Académie des beaux-arts et découvre avec délectation la culture allemande du romantisme. Mais l'œuvre déterminante sera pour lui la philosophie de Nietzsche. Très rapidement, la peinture nostalgique et symboliste du Suisse Arnold Böcklin se mêle aux inspirations philosophiques de l'auteur d'Ecce homo et d'Ainsi parlait Zarathoustra.
Le soutien d'Apollinaire
En 1911, l'installation à Paris va jouer un rôle crucial alors même qu'une partie de son vocabulaire pictural est déjà largement déterminée, nourrie de ses deux premières vies culturelles. Une première exposition de trois tableaux au Salon d'automne en 1912 est suivie d'une présentation au Salon des indépendants. Le nom de De Chirico commence à circuler jusqu'en 1913, où il expose trente toiles dans son atelier.
Il se lie alors très vite alors à Guillaume Apollinaire. Le poète écrit à son propos : "L'art de ce jeune peintre est un art intérieur et cérébral qui n'a point de rapport avec celui des peintres qui se sont révélés ces dernières années. Il ne procède ni de Matisse, ni de Picasso ; il ne vient pas des impressionnistes. Cette originalité est assez nouvelle pour qu'elle mérite d'être signalée." Ses énigmes visuelles au style sec et acéré tranchent en effet singulièrement avec une scène artistique où se croisent les cubistes et la vigueur vindicative des futuristes italiens.
Après le déclenchement de la guerre, en 1915, De Chirico et son frère (connu sous le pseudonyme d'Alberto Savinio) rentrent en Italie. Il est mobilisé à Ferrare. Ses toiles se vident, assommées par une solitude lourde et silencieuse, le réseau symbolique "s'ésotérise". La peinture se soustrait peu à peu à l'influence de la philosophie nietzschéenne. C'est également à Ferrare qu'il définit le concept "métaphysique" de sa peinture. Dans cette même ville de la côte est italienne, il fait la rencontre de Carlo Carrà, transfuge futuriste qui adopte très vite cette nouvelle peinture. Puis la rupture est comme brutale dans ce fil historique.

Giorgio De Chirico, Piazza d'Italia, 1962, huile sur toile 40 x 5O cm, Collection Particulière. Courtesy Galleria d'Arte Maggiore, Bologne
De Chirico et les maitres
Entre 1920 et 1935, Giorgio De Chirico s'affirme "pictor optimus" et cultive un classicisme franc. L'étude des grands maitres de la peinture lui permet de revendiquer une généalogie prestigieuse. Qu'il pose en costume ou s'inspire des compositions de figures de tutelle comme Lorenzo Lotto, Michel-Ange, Titien, Rubens, Fragonard ou Courbet, De Chirico, détonne dans le paysage contemporain artistique de l'époque.
Solitaire, il ne cède pas aux sirènes de l'originalité. D'ailleurs, dans les années 1940, ses œuvres sont marquées par la sérialité et une intense réflexion sur la valeur de la répétition. C'est bien ce qui fascinera par la suite Andy Warhol, réputé lui aussi pour ses séries. L'artiste ira même jusqu'à reprendre certaines œuvres de l'Italien, comme Les Muses inquiétantes, Place italienne avec Ariane, ou encore Hector et Andromaque pour une des séries de sérigraphies réalisée en 1982.
Le peintre aux deux visages
Cependant, comment penser et appréhender les dernières œuvres de Giorgio De Chirico, lorsqu'il s'adonne à un certain sens du kitsch ? Comment résister à la tentation de ne regarder ses toiles que par le prisme d'une curiosité pour une décadence réactionnaire ? La critique d'art Elisabeth Weterwald s'emploie à répondre dans un texte du catalogue intitulé fort à propos "Et si le late était too early ?" : "De fait, à en croire nombre de textes critiques, la carrière de De Chirico se divise en deux parties : la "bonne" et la "mauvaise", the early et the late, soit approximativement 1911-1918 et 1919-1978... L'histoire de l'art moderne n'aurait donc retenu que sept années dans la carrière d'un peintre qui a travaillé pendant soixante-sept ans".
C'est donc bien à cette délicate entreprise que compte s'atteler l'institution parisienne. "Les jeunes artistes le reconnaissent comme un précurseur du postmodernisme. On relit son œuvre : elle est l'exemple même de la négation de l'originalité, de l'unicité, Chirico s'est battu contre les oppositions simplistes et binaires imposées par la modernité ; c'est un appropriationniste avant la lettre..." poursuit Wetterwald, Ce dernier chapitre de l'exposition permet ainsi d'expliquer l'actualité de cette œuvre d'une vie si déroutante, née d'un esprit résolument contemporain.
Biographie :
1988 Naissance en Grèce.
1900 Cours de dessin et de peinture à Athènes.
1906 À Munich, il lit Nietzsche et Schopenhauer.
1909 Premiers tableaux métaphysiques à Milan.
1912 A Paris, rencontre Apollinaire et Picasso.
1915 Avec Carrà, il fonde le mouvement Pittura metafisica.
1916 André Breton découvre le Cerveau de l'enfant de De Chirico et achète le tableau.
1928 Les surréalistes lui tournent définitivement le dos.
1929 L'artiste se consacre aussi à l'écriture.
1945 En peinture, retour à une sorte de pastiche de l'art classique.
1945-1978 Expositions en Europe, aux Etats-Unis et au Japon.
1978 Meurt à Rome

Giorgio De Chirico, Hector et Andromaque, 1942, huile sur toile, 80 x 60 cm, Collection Particulière Courtesy Galleria d'Arte Maggiore, Bologne
