Le point de vue d'un collègue peintre sur Giorgio Morandi

Wayne Thiebaud, The New York Times, Novembre 15, 1981

LE PEINTRE italien Giorgio Morandi (1890‑1964) est depuis longtemps considéré comme un « peintre de peintres » — un artiste passionnément admiré par d’autres artistes, mais peu connu du grand public. De Morandi, le peintre américain et critique Fairfield Porter écrivit un jour : « Plus que tout peintre italien contemporain, son œuvre possède une autorité tranquille mais imposante. C’est comme si Cézanne s’était adouci dans une sérénité simplifiée. »

À l’occasion de la grande rétrospective de Morandi inaugurée vendredi au Solomon R. Guggenheim Museum, The Times invita un des admirateurs de Morandi parmi les artistes à commenter son travail. Les œuvres de M. Thiebaud ont récemment fait l’objet d’une rétrospective organisée par le Walker Art Center de Minneapolis, actuellement présentée à l’Institute of Contemporary Art de Philadelphie.
Chaque fois que le nom de Giorgio Morandi est évoqué au sein de la communauté des peintres du monde entier, une profonde admiration et des hommages saisissants s’expriment. Quelles caractéristiques expliquent un phénomène de cette dimension ? Le défi de comprendre pourquoi est une occasion de réflexion personnelle.

Wayne Thiebaud, Various cakes, 1981, huile sur toile

 

Peu après la Seconde Guerre mondiale, dans un monde de l’art qui célébrait largement l’iconoclasme, Morandi eut le courage personnel d’embrasser le gnosticisme, ce courant alternatif de pensée religieuse qui cherchait un sens substantiel au monde par des inférences. Réalisant que la limitation pouvait être un moyen vers l’auto‑libération, il choisit de travailler depuis sa chambre‑atelier. Année après année, sur de petits rectangles et carrés de toile et de papier, il peignait et dessinait des natures mortes et des paysages. Lentement et soigneusement, il commença à extérioriser la preuve de ses compétences méditatives. Suivant modestement ses pinceaux avec des taches et des peintures et serrant son chiffon (Morandi avait tendance à utiliser le chiffon presque autant que le pinceau pour former ses configurations), il tissa une sorte de tapis de prière peint. Illustrant ses envolées privées à travers des spéculations métaphysiques, il offrait une vue intime de ses pensées les plus profondes. On le voyait s’interroger sur les questions impérieuses de l’essence et de la substance. Pouvaient‑elles être exprimées en peinture ? La capacité de Morandi, en tant que peintre discipliné et traditionnel, lui permit d’aborder de façon éloquente les questions de ce qui fait poésie en peinture.

Giorgio Morandi, Still Life, 1950, huile sur toile

 

Avec une précision presque pédante, ce peintre‑instituteur nous montra ce que signifie croire en la peinture comme mode de vie, aimer ses preuves révélatrices de notre humanité. Par un mélange de grammaire visuelle et de langage, ses tableaux révèlent des aperçus étonnants : que se produit‑il lorsque la grâce est juxtaposée à la maladresse ? L’inaptitude humaine est‑elle alors comprise, tolérée ou ennoblie ? Il jongle des proportions déséquilibrées mais équivalentes et développe des tensions exquises. Et comme il peut indiquer avec douceur les pressions énormes exercées par un espace ouvert face à un groupe de formes compactes. Les distinctions habiles entre taille et échelle sont constamment mises à l’épreuve par ses choix de relations, reflétant des aspirations classiques platoniciennes. Dans ces grands petits étalages, il joue avec des orchestrations compositionnelles en quête de modèles géométriques énergiques. Dans des œuvres plus lyriques, une touche lumineuse peut flotter et/ou devenir porcelaine. Souvent il effectue une analyse complexe de la simultanéité de la forme. C’est‑à‑dire quand une seule plaque colorée ou tache de peinture, simultanément et sous divers aspects, devient le côté d’un objet, son ombre portée, le bord d’une table et le devant d’une autre bouteille.

Wayne Thiebaud, Orange Grove, 1966, huile sur toile
 
Avec un soin ritualisé, ce fabricant omnipotent livre des micro‑mondes ineffables. Il nous invite à jeter un œil dans ces univers alternatifs aux atmosphères lumineuses et poussiéreuses, suggérant à la fois des désirs ataviques et modernes. Il connaît la magie des contradictions. Bien sûr, son alchimie est un peu folle, mais sa constance et son sérieux dominent deviennent évidents. Nous aimons ces petites œuvres incarnant une recherche si pure, ses réflexions anxieuses sur ce que sont et où sont les choses par rapport à nous : sont‑elles réelles, surréelles, concrètes, abstraites, ou enfin un rêve sensuel qui s’évapore ? Il ne propose aucune réponse absolue, car il connaît le crépuscule de Malraux. Pour les étudiants en peinture il continue de poser des questions, nous permettant, à travers des palimpsestes peints, de le voir dans l’acte même de décider. Malgré une inclination naturelle au retrait, il expose son processus. Dans une peinture achevée se lit une superposition de tentatives hésitantes : passage après passage de balbutiements, d’atténuations, de tâtonnements, de corrections, de claques et de bourbiers qui finissent par se pencher vers une idéalisation artisanale. C’est une démonstration puissante et captivante de ce que signifie travailler un tableau jusqu’à ce qu’il prenne vie. Comme si le processus même de naissance d’un tableau avait été anthologisé.

Giorgio Morandi, Paesaggio, 1942, huile sur toile, détail
 
Les préoccupations formelles traditionnelles, toutefois, ne sont qu’une partie de l’œuvre extraordinaire de cet Italien. Car il ne peut résister, même subtilement, à flirter avec l’anecdotique. Sur ses simples « scènes », les objets jouent divers rôles. Tableaux et frises, scène après scène, suggèrent de petits drames saisissants. De longues bouteilles élégantes incarnent des courtisanes vénitiennes royales dans une attitude d’impérieuse majesté. Des mondes sombres, des intrigues machiavéliennes menaçantes, peuvent être suggés. Parfois, des formes ombragées décrivent un monde souterrain ambigu. Et dans une autre image, la lumière fraîche du matin à Bologne installe une scène matinale. Il y a des clowns de terre grasse, des soldats de bois, des vierges en porcelaine, des cardinaux pompeux, des creatures de cuivre et des caricatures de toutes sortes. Ce sont des charades mimétiques qui explorent les dispositifs du classique, du mystique, de l’érotique, des sensibilités humaines réalistes ou absurdes. Quelle richesse de puissance évocatrice à travers des moyens apparemment si simples !

 Wayne Thiebaud, River intersection, 2010, huile sur toile
 
Comme l’existentialisme de Kierkegaard, les « récits » de Morandi sont racontés et racontés à nouveau afin de mettre la foi à l’épreuve. Et avec Pirandello il présente des personnages en quête d’un auteur. Nous devons écrire nous‑mêmes les pièces. C’est pour un public restreint qu’il consent à produire ses œuvres. Un petit miracle. Ce n’est pas du grand spectacle. On ne lancera pas des roses, il n’y aura pas d’ovation. À la place Giorgio nous invite, par ses fenêtres ouvertes sur le monde, à garder la foi. Ainsi, il montre une voie pour retrouver des choses très chères et précieuses. Puisque l’art ne se soucie pas de la mode, des décisions sages comme celles de Morandi sont plus impressionnantes que des choix intelligents. Enfin, Morandi suggère que nous sommes tous uniques dans ce monde, espérant un repos indépendant. Mais notre meilleure opportunité, pour une communauté d’excellence, dépend d’un collectif d’individus éclairés.

 Giorgio Morandi, Paesaggio, 1943, huile sur toile
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