Le budget d'acquisition du Centre Pompidou étant des plus limités, Laurent Le Bon, son président, et Xavier Rey, directeur du Musée national d'art moderne (MNAM), mènent une politique très active d'enrichissement des collections à travers les donations. Elles sont le fait de fondations, de particuliers, d'artistes, de galeries. Parmi celles obtenues sous leur mandat, il faut citer la collection de Jean Chatelus (1939-2021) : l'historien l'avait léguée à la Fondation Antoine de Galbert, qui l'a offerte au MNAM. Quatre cents œuvres « énormément bizarres », comme le qualifie le titre de l'exposition qui leur sera consacrée par le musée à partir du 26 mars.
Autre trophée, la donation faite par Emmanuel Perrotin et dix-sept des artistes que représente sa galerie. Un grand relief d'Eva Jospin, actuellement exposé au quatrième étage du Centre Pompidou, a été acquis avec le soutien de deux entreprises, les sociétés Ruinart et Emerige. C'est la première des œuvres de notre nouvelle académicienne − elle a été élue au fauteuil du sculpteur Jean Cardot en 2024 − à entrer dans les collections.
A deux pas, le visiteur est confronté à une autre œuvre, étrange, en apparence éthérée, mais d'une puissance rare, faite de papier de soie blanc froissé protégé par des vitrines de Plexiglas. Six pièces sont accrochées au mur, une est présentée horizontalement, légèrement en hauteur. Le magazine mensuel Beaux-Arts n'a pas hésité à inclure cette donation-là dans sa liste des dix chefs-d'œuvre entrés dans les collections nationales en 2024, au même titre que Le Panier de fraises des bois, de Jean Siméon Chardin (1699-1779), désormais au Louvre.
« Une histoire collective »
L'espace qui les accueille est un des plus ingrats qui soient, ce dont Xavier Rey convient bien volontiers, un renfoncement plus qu'une alcôve, percé d'une porte et surmonté d'une des poutres maîtresses, visuellement très présente, du bâtiment : eh bien le travail est si prenant qu'on l'oublie aussitôt pour se concentrer sur ces fleurs ou ces oiseaux fragiles, ces personnages envoûtants. Après tout, c'est l'artiste qui a décidé du lieu de son accrochage : « Il s'est avéré que c'était le bon endroit, dit Xavier Rey. Elle l'a transformé en un espace d'intimité qui correspond à son univers. Et cela a modifié le choix des œuvres. Ainsi, c'est la présence de la porte qui a déterminé l'installation de l'œuvre horizontale, laquelle n'était pas prévue au départ. »
L'artiste, c'est Claudine Drai. Née en 1951, c'est un ovni dans le milieu de l'art contemporain. Dire qu'elle se donne tout entière à son œuvre, son « monde » comme elle l'appelle, ne suffit pas. Il faut voir le film que lui a consacré Wim Wenders pour en saisir la puissante originalité, le caractère exceptionnel. Intitulé Présence, il a été projeté pour la première fois lors de la Biennale de Venise, en 2022, puis au Centre Pompidou, en octobre 2023. C'est à la suite de cette projection qu'est née l'idée d'une donation. Xavier Rey reconnaît avoir découvert le travail de Claudine Drai à cette occasion et s'être rendu à son atelier dans la foulée. D'expérience, on peut affirmer que l'on n'en sort pas indemne. « Elle a eu une carrière parallèle, un peu ignorée des institutions. Or, c'est une artiste qui par essence surprend, attire, fascine, tout en étant hors des clous. Elle a un engagement total dans son œuvre. Cela me semblait le bon moment pour qu'elle puisse entrer dans les collections nationales. »
Ce sont des collectionneurs amoureux de son travail qui se sont réunis pour permettre l'acquisition. « Je ne voulais pas simplement choisir une œuvre dans son atelier, dit Xavier Rey, mais que ce soit une histoire collective. Je lui ai juste suggéré d'imaginer quelque chose qu'elle aurait pensé pour le centre, et pour nulle part ailleurs. Elle l'a fait, tout en conservant cette intimité propre à son travail. Il y avait une ou deux œuvres qui existaient déjà, le reste a été conçu pour cette donation. »Lui-même a surnommé cet ensemble « la chapelle »…
Bien sûr, il y aura des esprits chagrins pour déplorer cette avalanche de donations, lesquelles mettent en avant des artistes qui peuvent leur déplaire. D'autres crieront à la collusion - elle ne date pas d'hier - des musées avec le marché de l'art. Dans le cas de Claudine Drai, ce dernier point est inopérant : elle est certes représentée par deux galeries, Clavé Fine Art, à Paris, et Maggiore, à Rome, mais ce ne sera pas leur faire injure que de dire qu'elles sont loin des critères qui définissent les mégagaleries internationales. Elles travaillent à l'ancienne, et c'est tant mieux. Quant à la politique d'acquisition des responsables du Centre Pompidou et l'ouverture dont elle témoigne, elle mérite, dans des cas comme celui-ci, des applaudissements.