Vingtième siècle À Venise trois générations, et trois histoires privées, confrontées pour la première fois
L’art en famille. Excellente idée de Danilo Eccher de réunir dans une seule exposition les œuvres de Roberto Sebastián Matta (Santiago du Chili, 1911–Civitavecchia, 2002) et de ses fils Gordon Matta-Clark (New York, 1943–1978) et Pablo Echaurren Matta (Rome, 1951) : peintures, sculptures, photographies, dessins. Aux côtés de la famille Matta défilent ainsi une grande partie des protagonistes de plus d’un demi-siècle d’art au Chili, en France, en Amérique et en Italie.
Qu’ont en commun Roberto Sebastián, Gordon et Pablo ? Tout et rien. Peut-être qu’au début, les fils ont respiré à la maison la même atmosphère d’imagination, d’inventions, de découvertes ; mais ensuite quelque chose a rompu le charme et chacun a suivi son propre chemin. Jamais, comme ici, la biographie de chacun n’a influencé de manière aussi rapide — et, pour certains aspects, comme dans le cas de Gordon, dramatique — leur façon de faire de l’art.
Des trois, le plus célèbre est certainement le père, auquel est consacrée une autre exposition (L’origine est maintenant) à la Pinacothèque Civique de Savone (jusqu’au 1er septembre), sous le commissariat de Silvia Pegoraro.
Chilien, fils d’immigrés basques, après des études d’architecture, Matta père arrive à Paris. Il a vingt-deux ans et une grande envie de faire et de vivre. Il entre dans l’atelier de Le Corbusier. Mais c’est le surréalisme d’André Breton qui l’attire, ainsi que le surréalisme farfelu de Dalí, qui le présente à Federico García Lorca, Marcel Duchamp et Man Ray.
Le surréalisme comble l’élan visionnaire du jeune Chilien ; il l’oblige à réévaluer une réalité qui lui échappe. Ses tableaux plaisent à Breton, qui les définit comme "une perle qui grandit en avalanche, attirant à elle chaque éclat physique et mental". Le credo bretonien envahit aussi sa manière de penser et de s’exprimer. Quelques exemples ? Un critique lui demande : "À qui pensez-vous ressembler ?" — Matta : "Je crois être Charlie Chaplin" Et à un autre qui lui demande : " Qui êtes-vous vraiment ? ", il répond : "Peut-être un personnage romanesque. Si jamais j’ai existé."
Son imagination emprunte des voies futuristes, où il greffe les mythes populaires de son pays, avançant jusqu’à frôler le grotesque, l’absurde. Ses tableaux se peuplent d’animaux étranges (non répertoriés par la zoologie), de machines étranges, d’étranges origines du monde ("L’origine se ressemble beaucoup chez tous. En un certain sens, nous naissons tous dans le sang et la merde ; ensuite on vous lave et vous pouvez devenir avocat, ou autre chose"), d’étranges fleurs sans parfum, d’étranges oiseaux, d’étranges appareils semblables à des centrales nucléaires ou électriques, d’étranges insectes. Résultat ? Une architecture fantastique, loin des clichés ou de la peinture traditionnelle, qui lui faisait réévaluer l’espace un peu comme les artistes de la Renaissance.
Surréaliste, certes. Mais sui generis, car pour lui le surréalisme n’a jamais pris fin ; il s’est seulement transformé avec le temps. Pour lui, ce n’était plus un mouvement, mais une manière de vivre. Il l’appliquait même aux mots. Il aimait les déformer, les réinventer. Ceramica devenait c’era mica ; goduria e delizia devenait Godizia, qu’il scandait ensuite en Godi, zia ("Jouis, tante"). Et à juste titre : une tante de Matta vivait à Paris, amie de Picasso, Satie, Debussy et Diaghilev, amatrice de vie mondaine. En 1930 elle déménage à Madrid. Matta se souvenait : "Elle était très belle et je voulais coucher avec elle, mais elle n’a pas voulu, parce que, disait-elle, elle avait l’âge de ma mère."
Et quels furent ses rapports avec ses fils ? Relations difficiles entre Sebastián Matta et Gordon, rapidement abandonné avec sa mère. Le père ne reconnaît pas son travail, car il ne l’intéresse pas. Réaction de Gordon, lui aussi architecte ? Il rejette la peinture du père et se tourne vers la photographie. Enfant, il jouait dans les rues de New York, parmi les bâtiments abandonnés de Soho. Ses images témoignent d’une sourde rébellion contre la perspective, contre la structure (évidemment une rébellion contre le père). Il sectionne tout, coupe. La lumière et l’air doivent traverser les bâtiments désaffectés, les remuer, leur donner vie. Gordon se lance dans une sorte d’archéologie urbaine aux perspectives altérées, sans ligne d’horizon. Il s’insinue à travers les fissures. Un cancer du pancréas l’emporte à seulement trente-cinq ans. Soho perd son chantre.
Chez Pablo Echaurren, l’art épouse la politique. Né à Rome, il apprend Duchamp et la poésie visuelle grâce à Gianfranco Baruchello. À vingt ans il commence à peindre des petits carrés qui plaisent à Arturo Schwarz, qui l’encourage et lui achète tout. Puis commence l’aventure avec Lotta Continua. À l’invitation d’Adriano Sofri, il illustre des pages et des pages du journal. Slogans et bandes dessinées s’insèrent dans les petits carrés. "La réalité de la politique est plus importante que la peinture", dit-il. Pablo participe aussi au mouvement des Indiens Métropolitains, se joint aux sympathisants de Fluxus, du Groupe 70, du Groupe 63, de la poésie visuelle. "Ils se croyaient dadaïstes," remarque Maurizio Calvesi. "En réalité, ils étaient futuristes."
Voilà l’élément qu’il partage avec son père : le futurisme. Pour le reste, Pablo demeure fidèle à ses idées : "Transformer nos places en palettes et nos avenues en pinceaux. " Comme le disait Maïakovski.
