POETIQUE. Pour l'artiste, COMME l’enseignait Léonard, il faut aller au-delà des apparences
Idoles archaïques, totems tribaux, amphores qui finissent par ressembler à des têtes monstrueuses (certainement pas faites pour contenir des liquides, mais pour susciter l’imagination), chaises cornues (sur lesquelles il vaut mieux ne pas s’asseoir). Un souffle de surréalisme en bronze a envahi le jardin vénitien du Palazzo Soranzo Cappello. Un "événement collatéral" de la 56e Biennale de Venise — l’un des nombreux, certes — consacré cette fois à une quarantaine de sculptures de Roberto Sebastian Matta (1911–2002).
L’exposition (ouverte jusqu’au 15 octobre) est commissariée par Flaminio Gualdoni et Alessia Calarota (catalogue Silvana). Un retour à Venise — et à la Biennale. Déjà, lors de l’édition précédente (2013), Matta avait fait une apparition dans l’exposition internationale d’art de la lagune (quel meilleur théâtre ?), toujours comme événement collatéral, à la Fondation Querini Stampalia, avec deux de ses six enfants : Gordon Matta-Clark (1943–1978) et Pablo Echaurren (1951). Une fête de famille, bien que désormais réduite à un seul survivant.
Les sculptures exposées datent des années 1970 à 1993. Certaines ont été fondues en 2009 (Matta est mort en 2002), comme l’indique fidèlement le catalogue. Dès les années 1940, l’artiste dessinait déjà des figures primitives évoquant l’univers magique de l’Amérique latine : des sujets archaïques, stylisés, fruits d’une imagination inépuisable et extraordinaire.
Il ne faut pas oublier que Matta, bien que d’origine basque, est né à Santiago du Chili, et que sa formation a d’abord été marquée par la culture précolombienne et chilienne, puis — après son arrivée en Europe — par les influences méditerranéennes et étrusques. Ajoutez à cela son apprentissage au sein de la tribu surréaliste, et le tableau est complet.
Des figures "étranges", comme on l’a dit — à l’image de ses animaux absents des manuels de zoologie ou de ses fleurs sans parfum. A Paris, Matta avait commencé comme architecte dans le cabinet du génie Le Corbusier. Mais il préféra rapidement l’architecture fantastique, encouragé en cela par l’écriture automatique de Breton.
Une fois engagé sur cette voie, il ne l’abandonna jamais, tout en suivant ses propres règles. "J’étais comme Jésus au temple parmi les docteurs de la loi : un enfant. Ils m’ont donné une foi, une affection, et l’initiation au verbe etre." Quant au surréalisme "dogmatique", il n’était pas pour lui : "Je cherchais à saisir le changement, comme me l’avait enseigné Duchamp". Matta voulait sonder l’homme, voir à la fois l’intérieur et l’extérieur de la réalité visible. "Marx et Freud sont beaucoup plus peintres que Delacroix", affirmait-il, "car ils ont vu les réalités cachées ; et c’est cela, la véritable fonction du verbe voir. " Bien qu’il se réfère ici à la peinture, la meme idée vaut pour ses sculptures.
Il faut preter attention à leur composition : idoles géantes absorbant d’autres figures ; symboles multiples ; ouvertures rappelant les anciennes portes de cuisines en fer ; panneaux signiques aux langages mystérieux ; incrustations, frises, coiffes ironiques, fragments de toutes sortes.
Une œuvre s’intitule Leonardando Vinci : un vase à la structure "arabesquée" (grandes ailes de chauve-souris ?) qui évoque naturellement le génie de la Renaissance. A propos du role de l’artiste, Matta citait souvent Léonard de Vinci, qui lui avait appris "combien il est nécessaire d’aller au- delà des apparences pour voir la réalité virulente dans laquelle nous naviguons".
Et Matta de conclure : "Nous appelons réalité seulement les fragments de la tempete phénoménale quotidienne que notre perception limitée, mutilée, manipulée masque."
A ce stade, une médiation devient nécessaire. Qui peut l’offrir ? Seul un artiste. Lequel ? Et à qui Matta pensait-il ressembler ? "Je ne sais pas, disait-il, je crois que je suis Chaplin." Mais il était convaincu d’etre un cyclone, absorbant "les vibrations des ailes d’une mouche, le système d’un papillon et celui d’une patte de puce."
Il aimait citer cette phrase féroce de Lautréamont : "Beau comme le développement d’une maladie pulmonaire. » Matta appréciait cette dureté, car lui-meme était féroce. Présentant en 1963 à Milan, à la galerie d’Arturo Schwarz, l’exposition de l’artiste chilien, Italo Calvino l’avait défini : "agressif, joyeux et féroce."
Mais, concluait Calvino, c’est seulement en étant ainsi que l’on peut découvrir, dans ce monde, "quelles voies, quels sursauts et spasmes, quelles grimaces et quels gestes inconsidérés s’y agitent, comme mus par le son d’un saxophone souterrain."
HOMMAGE:
- La 56e Exposition internationale d’art – Biennale de Venise rend hommage à Roberto Sebastian Matta avec une exposition organisée par la Fondation Echaurren–Salaris, en collaboration avec la Galleria d’Arte Maggiore G.A.M. de Bologne, sous le commissariat de Flaminio Gualdoni et Alessia Calarota, au Palazzo Soranzo, siège de la Surintendance des biens architecturaux (jusqu’au 15 octobre).
- Dans la photo: Deux "Totems" en bronze de 1991 de l’artiste chilien Roberto Sebastian Matta sont exposéés au Palazzo Soranzo dans le cadre de cet événement collatéral de la 56e Biennale d’art de Venise. Les sculptures exposées datent des années 1970 à 1993, plusieurs d’entre elles ayant été fondues en 2009.
