“Je suis arrivé à Brera alors que les maîtres comme Purificato et Messina étaient dépassés.”
Ne t’en préoccupe pas. Et après quelques minutes, même le vacarme assourdissant de la via Emilia (camions TIR, triporteurs Ape, voitures compactes de dernière génération, vieux deux-roues) finit par devenir un agréable fond sonore, comme l’eau qui coule entre les pales d’un moulin. D’ailleurs, l’atelier où Davide Benati s’est réfugié depuis l’été dernier, avant d’être le four de Masone, quelques maisons aux portes de Reggio Emilia, avait été le moulin familial : maintenant, au rez-de-chaussée, Benati y a transféré tout son monde de fantaisies, protégé de ce fleuve ininterrompu de voitures et de camions seulement par les vitres des grandes fenêtres. Pendant qu’au-dessus continuent de vivre (apparemment désormais loin de tout) sa vieille mère avec deux aides-soignantes et une cousine nonagénaire.
Un grand hall, un petit bureau, un magasin : voilà le “loft avec une âme” (comme il aime le définir) de Benati. Le sol en briques en partie recouvert de bâches en plastique ; les tables encombrées de ces papiers sur lesquels peindre “tant de mondes” constellés d’arums, de frangipaniers, de fleurs de lotus (“J’ai acheté les premières feuilles au Népal à la fin des années soixante-dix, je me souviens encore du visage du douanier, un énorme Sikh, quand je les ai sorties… pour lui, il était plus logique d’y trouver du haschisch”). Les bassines avec les couleurs et les pinceaux (“Il faut avoir une main très rapide car ce papier absorbe immédiatement l’aquarelle”). L’univers de Davide est cependant fait d’art mais aussi de quotidien (le courrier, l’achat des couleurs et des toiles, partagé équitablement entre Reggio, Modène, Bologne, avec quelque détour à Milan). La bande-son est composée des voix de “son” passé (ainsi que des klaxons de la via Emilia) : “C’est d’ici que je suis parti quand j’avais seulement 18 ans, grâce à un oncle médecin qui a garanti pour moi auprès de mon père. Et mon père a toujours cru en moi. Je lui dois ce parcours : sur les étagères de la maison, bien qu’il ne fût qu’un boulanger, j’ai trouvé Americana de Vittorini et les récits de Saroyan.” D’une certaine manière, dit-il, “il m’a ouvert la route” vers la littérature mais aussi vers l’art. Et comme preuve irréfutable, il montre, en le prenant d’une simple bibliothèque en bois pleine de souvenirs, le catalogue de l’exposition Van Gogh au Palazzo Reale en 1952. “C’est mon père qui l’avait acheté ; je le relis encore aujourd’hui.” Parmi ces fragments de vie familiale trouve souvent place le regret : “Il n’a pas eu le temps de voir mes œuvres exposées à la Biennale de Venise en 1981. Il est tombé malade et il est mort cet été-là. Jusqu’au dernier moment il me disait : tu verras, je viendrai à Venise… quitte à venir à pied.”
Benati (l’un des hommes de pointe de la Marlborough Gallery) déclare devoir beaucoup à la leçon du grand Bacon : “J’ai encore en tête l’article que Dino Buzzati a écrit dans le Corriere, où il le comparait à un Dorian Gray inversé.” Et Milan : “Je suis arrivé en plein soixante-huit. Mon émotion a dû être très semblable à celle d’un jeune qui aujourd’hui découvrirait Berlin. En arrivant, le monde — y compris celui de l’art — changeait, et les anciens maîtres de l’Académie comme Purificato, Messina ou Cantatore devenaient soudain dépassés. Alors que grandissait l’envie d’aller au-delà en cherchant de nouveaux regards.” Et ce pilot encore appuyé contre les murs (décapés) de l’atelier, en plus d’être l’œuvre d’admission de Benati à l’Académie, n’est que le symbole de ce que la nouvelle art voulait être. Milan était donc, pour le garçon de Masone, littéralement un Autre Monde (“Au début j’habitais en sous-location dans l’atelier de Felicita Frai, via Montebello”). Plus tard remplacé par l’Orient : d’abord le Népal, puis la Chine et le Japon (celui d’Hiroshige et d’Hokusai mais aussi celui du cinéma de Kurosawa et de La Harpe birmane). Un Orient jamais ordinaire, mais plutôt rituel, fascinant, surprenant comme celui raconté par Goffredo Parise dans La beauté est froide.
Sur la via Emilia, le trafic ne connaît pas de répit (“Cet été, je n’ai jamais dormi. Puis je m’y suis habitué”). Le bruit de la mémoire est continu mais ne “blesse” pas, aussi parce que Benati, avec sa femme Margherita, vit à l’intérieur (trois cents mètres à vol d’oiseau de cette bande d’asphalte) “où vraiment tout semble s’être presque arrêté.” L’univers de Masone apparaît inchangé par rapport à celui de ses parents (sa mère était brodeuse). Pour le confirmer, il y a l’ancien ami Ulderico qui entre, comme tous les jours (ou presque), pour saluer : “La porte est toujours ouverte. Comme quand mon père était là” (Ulderico salue discrètement, sourit, promet “Je reviendrai” et s’en va).
Assis sur son élégant canapé des années cinquante, Benati (barbe blanche, tout en bleu, écharpe comprise) continue à renouer les fils de sa mémoire et de son inspiration. De son expérience comme graphiste pour les journaux (“C’était des vignettes de commentaire pour Il Lavoro, avec un œil sur Hugo Pratt et Moebius”) à son enthousiasme pour l’Arte Povera et surtout pour “cette capacité à utiliser la matière” ; des maîtres (Hiroshige et Hopper, Turner et Gastone Novelli, Licini et Chardin, Pontormo et Vermeer) aux amis (comme Mario Perazzi, “une des personnes importantes pour mon travail et ma vie”). Et encore : le lien avec Antonio Tabucchi (“J’avais lu Nocturne indien, je l’ai cherché et nous sommes devenus amis. J’ai été frappé par cette allure d’officier anglais”) et sa passion pour les jeunes (“Je regrette qu’on leur refuse la première occasion”). Jeunes artistes compris : “J’aime Luca Pignatelli, Marco Petrus, Vanessa Beecroft.” Et c’est justement Beecroft (“parfois même trop estimée”) qui introduit le thème du marché de l’art et de ses stars : “Hirst et Koons sont le symbole de l’art qui devient mode, ou plutôt des mécanismes de la mode qui s’emparent et bouleversent ceux de l’art. Le problème est que, comme dans le cas du crâne de Hirst exposé au Palazzo Vecchio à Florence, là où passent de tels personnages, plus rien ne pousse — dans le sens qu’aucune exposition ou événement ne pourra plus susciter le même intérêt.”
La lumière froide de l’hiver continue d’entrer par les fenêtres aux cadres jaunes, naturellement faites par un vieil ami qui “a été si lent que pour l’instant je n’ai réussi à en avoir que trois.” Mais il n’y a pas d’urgence aussi parce que cette année Benati a décidé “de se reposer” pour être prêt à plonger dans l’univers fantastique de ses œuvres (Tenebrocuore, Lotus solus, Cantico, Azzorre, Grande Marittimo). En jouant encore avec la mémoire. Sur ce qu’il appelle sa “table de la vie”, qui l’a suivi dans toutes ses pérégrinations (“parce qu’elle peut se démonter ; c’est un ami architecte qui me l’a faite”), se trouvent de petites traces de ce passé même : CD de Bob Dylan, Miles Davis et Amalia Rodrigues, clichés pris pendant ses cours (“La dernière leçon, je l’ai faite en comparant l’atelier de Bacon et celui de Morandi”); une Lettera 32 ; des surligneurs ; des carnets de voyage vers cet Orient où (dit-il) “je me déplace comme un pèlerin parmi les couleurs des marchés, entre sacs et épices. J’achète du safran, du lapis-lazuli et de la gomme-laque, puis de l’encens, une valise en fer-blanc et une pashmina.”
Arrive enfin le moment de déplacer les précieuses feuilles (“Elles doivent être collées sur la toile avec une colle légère pour ne pas trop saturer la trame”) pour faire place au parmesan, au culatello et à un verre de vin (cette fois un bon rouge local “mais nous aurions pu aussi boire un Chablis français pour essayer quelque chose de nouveau”). Un en-cas qui ramène une fois de plus Davide dans le passé : à l’époque où enfant (son frère Daniele, plus jeune de quatre ans, a traduit Joyce, a enseigné aux États-Unis, en Irlande et aujourd’hui à Budapest), il accompagnait son père pour apporter le pain à l’asile de San Lazzaro, où avait aussi été hospitalisé Antonio Ligabue, le peintre de la folie padane. Autrefois c’était une ville (aujourd’hui ce n’est plus que l’Asile Criminel) à deux pas de Masone : “Ce lieu m’impressionnait. Je me souviens toujours de l’homme qui venait chercher les paniers de pain ; il était sourd-muet et portait à la taille une ceinture de champion de boxe. Tout m’effrayait, mais en même temps m’attirait.” Guccini chante dans sa Piccola città : “L’imagination courait vers la prairie, entre la via Emilia et l’Ouest.” Mais l’imagination, on le sait, aime jouer de mauvais tours : et ainsi, cette fois, elle semble vouloir nous emmener loin de cette bande d’asphalte constellée de souvenirs familiaux : sous l’énorme arbre sur lequel était perché l’oncle fou d’Amarcord.
“HIRST AND KOONS ARE ART THAT BECOMES FASHION: WHERE THEY PASS, NO GRASS GROWS ANYMORE"
Parmi ses expositions de 2010, celles à la Marlborough Gallery de Madrid et aux musées civiques de Reggio Emilia, intitulée “Peintures dans le creux de la main”. Skira vient de publier la monographie Davide Benati, 198 pages, 58 euros, avec des textes de Cristina Comencini, Walter Guadagnini, Flaminio Gualdoni, Sandro Parmiggiani, Antonio Tabucchi.
