On a beaucoup photographié l'atelier de Giorgio Morandi (1890-1964), les objets si simples et devenus pourtant emblématiques qui s'alignent sur ses étagères. On a traqué parmi ces fioles, bouteilles et autres vases, le ressort secret de ses images silencieuses. Par des modulations de tons éminemment matériels mais "comme désincarnés", selon Yves Bonnefoy, Morandi crée son univers pictural, extravant des formes simples de son environnement immédiat ou du monde extérieur observé depuis l'atelier.
Les ateliers de Bologne et de Grizzana dans les Appenins constituent, pour cet artiste qui voyagea fort peu, de véritables microcosmes qui toujours suffiront à nourrir sa vision. D'où son évolution menée largement à l'écart de la scène artistique contemporaine. Un temps lié au futurisme, en 1914, il se concentre bientôt sur les leçons du cubisme et surtout de Cézanne, avant de s'essayer à la peinture métaphysique autour de 1920. Ces dernières toiles, auxquelles il déniera plus tard tout symbolisme, lui valurent l'admiration de Giorgio de Chirico qui écrivit en 1922 : " 11 regarde avec l'œil de l'homme qui croit ; et le squelette intime de ces choses mortes pour nous, parce qu'immobiles, lui apparaît dans son aspect le plus consolant : dans son aspect éternel. Il participe de cette façon du grand lyrisme créé par le dernier art européen profond : la métaphysique des objets les plus connus. De ces objets que l'habitude nous a rendus à ce point familiers que nous autres, si prévenus soyons-nous des mystères des apparences, les regardons souvent avec l'œil de l'homme qui regarde et ne sait pas ". Dès lors, les bases de l'œuvre de Morandi sont jetées : l'investigation du quotidien et la transformation par la simplification des objets communs pour exprimer, comme par le petit bout de la lorgnette, une vision globale du monde.
UN REALISME SIMPLE ET POURTANT ETRANGE
Sans quitter ces objets du quotidien, l'œuvre de Morandi se rattache ensuite au " retour à l'ordre" incarné en Italie par la revue Valori Plastici créée en 1918. Il ne s'éloignera plus de ce réalisme simple et pourtant étrange, décliné à travers un nombre restreint de thèmes, natures mortes, bouquets de fleurs et paysages. Au-delà de cette apparente simplicité, la fortune critique de l'œuvre de Morandi est révélatrice de sa complexité et de ses innombrables paradoxes : pour les uns héritier de la plus ha ute tradition figurative, de Chardin et de Corot ; fleuron du modernisme pour les autres, le travail de la forme infiniment déclinée primant alors sur le contenu ; les études récentes privilégient tour à tour une lecture formaliste de cette œuvre sérielle ou une approche politique mettant en lumière ses liens avec les idées du mouvement Strapaese, branche du fascisme militant pour les valeurs provinciales et paysannes. Avant-gardiste et/ou réactionnaire, l'art de Morandi puise certainement à ces multiples sources, mais il est fort difficile de faire parler le "silence presque absolu" de ses œuvres qu'évoque Bonnefoy.
Reconnaître les natures mortes de Morandi est à l'inverse chose aisée et rapidement elles semblent familières. Liées par leur chromatisme sourd, dans une gamme allant du gris au beige, elles le sont aussi par les objets que l'on retrouve d'une œuvre à l'autre, dans des arrangements variés. Morandi procède en effet par réduction de l'espace, du nombre d'objets, des effets produits. Et la neutralité des objets et des situations (en apparence seulement accidentelles et banales) révèle a contrario l'empreinte forte d'une volonté artistique de mise en forme. Les études ont montré le lent travail préparatoire précédant l'exécution des toiles, opération au cours de laquelle les objets passent dans l'univers de la peinture. Ils sont peints à l'extérieur ou à l'intérieur pour limiter reflets et transparences, puis disposés sur une grille qui règle géométriquement leurs positions et leurs rapports, enfin placés sous un éclairage précis, Morandi n'utilisant volontairement que quelques zones de l'atelier, toujours les mémes. L'économie de moyens est poussée à son comble par les fonds toujours unis et pourtant, les possibilités de variations, si infimes soient-elles, semblent infinies. Et si maîtrise du monde il y a, elle n'intervient pas dans la minutie du détail et le rendu des matières recherchés par les Flamands, mais dans la rigueur de la construction mentale presque maniaque. De là découle, à considérer l'œuvre dans son ensemble, une impression d'inventaire systématique mené sur une portion de réel, de jeu combinatoire appliqué à des objets délibérément banals. Et par un dernier renversement, le revers de cette affirmation de maîtrise se trouve dans la soumission au monde sensible, dans l'émerveillement devant ses ressources infinies qu'une vie entière de peintre ne saurait épuiser.
Le mystère du surgissement des choses
La simplicité et la banalité voulues par Morandi ne font en effet qu'exalter le mystère du surgissement des choses du monde. Le poète Yves Bonnefoy a exprimé le paradoxe de ces objets : " Serrés, parfois même superposés, on dirait collés : ils n'en demeurent pas moins des étrangers les uns pour les autres comme on voit bien qu'ils le sont aussi à eux-mêmes, vases qui ne sauraient contenir, cols qu'un tremblé de leur forme a retirés de l'espace. Il y a là des tables, mais plutôt comme une question, sur le pourquoi des choses qui les encombrent, que comme un lieu pour la vie ". Tout dans l'œuvre de Morandi est en effet affaire de distance et, au-delà de la différence de sujet, le rapprochement avec les corps inlassablement observés par Alberto Giacometti ne tarde pas à s'imposer. Se placer à la bonne distance des choses, tout en gardant du recul, tel semble avoir été l'objectif de Morandi, car l'éloignement permet à la fois de saisir et de transformer les objets, de capter leurs lignes essentielles et d'introduire le temps de la perception dans le processus. D'après Cesare Brandi, les paysages peints par Morandi se trouvaient toujours très éloignés de son point d'observation, à portée de jumelles. Et Bonnefoy de commenter : "Ce kilomètre ou deux de l'étendue matérielle, qui dissipait les contours, lui permettait de les reformer dans l'air raréfié et changeant du petit instrument instable — ou de rêver, entre-temps". Dans cet espace qui sépare l'artiste des objets, dans le temps de leur surgissement, se jouent leur perception et leur métamorphose. De là découlent, indissociables, la magie et l'imperfection irréductible de la représentation. Et si le placement des objets revêt une telle importance, si les combinaisons sont imperturbablement modifiées, c'est qu'il s'agit pour l'artiste de trouver les distances qui, tout en les séparant et les faisant exister isolément, lient indissociablement les objets les uns aux autres. L'œil oscille ainsi en permanence entre la saisie d'un ensemble et la reconnaissance d'entités isolées, entre l'homogénéité de la lumière et des tons et la perception des contours qui isolent. Dans la succession de ces toiles, se trouve ainsi mise en œuvre l'expérience visuelle la plus évidente et la plus mystérieuse, celle par laquelle le monde nous apparaît, se donne et se refuse dans le méme mouvement, toujours le méme et sans cesse renouvelé, expérience merveilleuse et tragique qui justifie chez Morandi la répétition des natures mortes et les recherches formelles qu'elles engendrent.
