Arman et la liste

Umberto Eco, L'Espresso, Novembre 10, 2005

Le grand artiste du Nouveau Réalisme, dans le jeu effréné de ses assemblages, a transformé la monodie de l’identique en symphonie de l’hétérogène.

 

Arman (Armand Pierre Fernandez) est mort, à soixante-dix-sept ans. Il fut l’un des artistes du Nouveau Réalisme, celui des boîtes remplies de montres et de lunettes, des assemblages de violons brisés ou de roues et de pédales de bicyclettes. Un grand artiste, et un homme d’une extrême gentillesse et générosité.
Après avoir connu le succès, il se faisait souvent payer en nature. Il avait meublé une grande partie du célèbre Circus de New York, et tentait désespérément de récupérer ce qu’on lui devait en invitant dans ce restaurant hors de prix tous les amis qu’il pouvait – mais il restait toujours en crédit. Il avait créé une suite entière à l’hôtel Lutetia à Paris, où chaque meuble portait son empreinte fantasque. Il pouvait y loger, sauf que, chaque fois qu’il partait, il devait faire ses valises, car la suite était convoitée par des amateurs fortunés. Il s’en plaignait, disant que c’était comme vivre dans un hôtel meublé d’où l’on vous chasse si vous n’avez pas payé la note. Sa maison, située dans un quartier délabré du downtown new-yorkais, était un lieu magique, sur deux étages, peuplé de tous les objets improbables qu’il collectionnait pour ensuite en faire des assemblages.

Depuis longtemps, je désire écrire – je ne sais si ce sera un essai ou un livre – sur la forme de la liste ou du catalogue. L’un des chapitres finaux concernera certainement Arman. Je partirais, par contraste, du chant XVII de l’Iliade, lorsque Thétis va trouver Héphaïstos pour lui demander un bouclier pour Achille, et qu’Héphaïstos le forge comme un microcosme admirablement ordonné. Sa forme est circulaire, avec un triple bord et cinq zones concentriques sur lesquelles sont gravés la terre, le ciel et la mer, le soleil et la lune avec toutes les constellations. Puis, de la géographie et de l’astronomie, on passe à la vie civile : on y voit une cité avec ses cérémonies nuptiales, ses marchés, ses tribunaux. Vient ensuite, autour de la ville, la représentation de l’art de la guerre ; et comme la guerre se déroule dans le territoire extérieur, apparaissent autour d’elle la vie des champs et les animaux sauvages. Puis, en harmonie avec la nature, les fêtes et les danses, c’est-à-dire l’art. Autour de tout, la puissance de l’Océan. Ce bouclier est une encyclopédie de tout ce que les hommes de l’époque savaient et considéraient comme digne de valeur, d’ordre et de mesure. Il représente la forme du monde.

En revanche, toujours dans l’Iliade, au chant II, les Troyens doivent comprendre à qui ils ont affaire, et quelles forces se trouvent devant eux. Tâche difficile à cette époque archaïque, car, en somme, les Grecs ne se reconnaissent comme tels que dans le cours de leur entreprise commune : la guerre contre Troie. Qui ils sont, en tant qu’entité politique et culturelle, ils ne le savent pas encore, et les Troyens encore moins. Ici, la description ne peut donc donner de forme accomplie : elle procède par énumération. C’est le célèbre catalogue des vaisseaux et des armées, et certains commentateurs estiment que c’est précisément à travers ce catalogue que nous pouvons aujourd’hui formuler des hypothèses sur la réalité géographique, économique et politique de cette ère de la civilisation méditerranéenne.

Voilà, on construit des formes accomplies lorsque l’on est sûr de sa propre identité culturelle, et l’on accumule des listes lorsqu’on se trouve face à une série encore disparate de phénomènes à travers lesquels on cherche cette identité. Le livre que j’aimerais écrire ne devrait pas traiter des époques capables d’offrir les formes parfaites de la Vénus de Milo ou de l’Apollon du Belvédère, mais plutôt des longs catalogues de la littérature et des encyclopédies médiévales, de ces listes incarnées que sont les trésors des cathédrales et les Wunderkammern baroques, des panoramas disjoints où Bosch compose des paysages multiples et des créatures issues de toutes les mythologies, pour en arriver – peut-être en passant par Arcimboldo – aux collages cubistes et aux listes qui nourrissent l’Ulysses de Joyce.

Toute expérimentation d’assemblage appartient à la tradition de la liste. Sauf que la liste peut être à la fois un inventaire d’éléments disparates ou une multiplication d’éléments identiques. Arman avait choisi cette seconde voie. Ses œuvres furent presque toujours des multiplications d’un même objet, ou presque. Mais c’est ce "presque" qui rend ses catalogues mystérieux et révélateurs. Car ils nous montrent que même au sein du même (tant de fourchettes, tant de lunettes, tant d’instruments de musique), il existe la possibilité d’une modulation du multiple. Dans le jeu frénétique (mais secrètement très régulier) de ses assemblages, où chaque objet, par une inclinaison, un léger déséquilibre, une rotation minime, se distingue de ses semblables, Arman transforme la monodie de l’identique en symphonie de l’hétérogène.

Il jouait, et s’amusait, mais en même temps, avec un air malicieux, il s’interrogeait sur notre monde comme sur un immense défilé d’objets que, n’ayant pas encore trouvé les cases où les disposer en harmonie, nous ne pouvons que rassembler, dans l’attente – souvent angoissée – de découvrir le secret d’une forme cachée, d’une règle d’or dont nous ressentons la nostalgie.

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