"Je voulais me débarrasser de l'idée que la figuration devait être romantique et ne pouvait pas être dure."
Le Grand Tour Américain
L'idée de ces femmes-meubles lui est venue lors d’un séjour aux États-Unis. Après avoir étudié la gravure et la peinture au Hornsey College of Art de Londres, puis avoir été expulsé du Royal College of Art en 1960, Allen Jones s’installe à New York en 1964. Avec son ami Peter Phillips et d’autres artistes remettant en question l’approche académique de la peinture anglaise, il ouvre un atelier dans le célèbre Chelsea Hotel. L’année suivante, toujours avec Phillips, il entreprend un voyage à travers l’Amérique provinciale pour s’immerger dans l’univers consumériste et assimiler la nouvelle esthétique pop. En entrant dans un casino à Las Vegas, une révélation : il y découvre une machine à sous transformée en pin-up. Convaincu que l’art contemporain et le divertissement de masse partagent les mêmes racines, Jones commence à représenter les nouvelles libertés sexuelles avec un cynisme absurde, en s’inspirant de l’imagerie commerciale, des magazines pornographiques, des bandes dessinées et de la publicité. "Je voulais repousser les limites de ce qui était considéré comme acceptable dans le champ artistique, inventer un nouveau langage et en finir avec l’idée que la figuration devait être romantique et ne pouvait pas être dure", raconte-t-il. "Les sculptures-meubles sont nées de la conviction que la figuration avait encore quelque chose à dire dans le contexte de l’avant-garde des années 60, malgré la pensée dominante (imposée par le MoMA) selon laquelle l’art moderniste allait de Mondrian au minimalisme. J’étais ami avec de nombreux artistes minimalistes et j’aimais leur travail, mais penser que, après 40 000 ans, l’art figuratif devait disparaître à cause des boîtes vides de Donald Judd me paraissait tout simplement absurde." Ses "meubles" ironiques suscitèrent autant d’indignation (en 1978, Chair, exposée à la Tate de Londres, fut vandalisée à l’acide) que d’enthousiasme : en 1971, le réalisateur Stanley Kubrick demanda à Jones de créer des œuvres pour meubler le Korova Milk Bar dans son film Orange Mécanique (après son refus, Kubrick fit réaliser des copies). Les œuvres de Jones entrèrent ensuite dans les collections de Roman Polanski, Elton John et Gunter Sachs. En 2012, Hatstand, Tableet Chair, issues de la collection du photographe et playboy allemand (et mari de Brigitte Bardot), furent vendues aux enchères par Sotheby’s Londres pour plus de 3,2 millions d’euros.
UN PEINTRE QUI SCULPTE
Malgré son succès international avec ses sculptures-meubles, Allen Jones se définit avant tout comme un peintre : "Je suis un peintre qui sculpte", affirme-t-il. Témoignage de sa grande liberté d’expression et d’inventivité, l’exposition Forever Icon, visible jusqu’au 14 avril à la Galleria d’Arte Maggiore de Bologne, où il avait déjà exposé en 1999 et 2002. Les œuvres rassemblées, mêlant peinture et sculpture, visent à "libérer" la peinture du cadre de la toile ou, inversement, à "faire entrer" la sculpture dans la peinture (Changing room, 2016). Aux côtés des figures féminines, omniprésentes dans son univers depuis les années 1960, apparaissent aussi des figures masculines fortement stylisées, souvent réduites à quelques éléments — chapeau, cravate et costume sombre — dans les sculptures en acier peint (Untitled man, 1989 ; Man losing his head and hat, 1988). La mise en scène évoque toujours le monde du théâtre : entourés de rideaux, miroirs, masques, les personnages défilent élégamment comme des mannequins sur un podium (Backdrop, 2016–2017), assistent à un spectacle depuis une loge (Bravo!, 2017), ou dansent sur scène, enlacés : c’est la danse de la vie, qui fusionne l’homme et la femme dans des couleurs saturées (Semi Quiver, 1997 ; Crescendo, 2003). Tout est mouvement, tout est couleur dans ses œuvres, qui offrent une réflexion sur les mécanismes d’attraction entre homme et femme. Les corps se fondent jusqu’à ne faire qu’un, dépassant la distinction des genres : l’hermaphrodisme est un thème qui fascine Jones depuis les années 1970. L’exposition présente aussi une œuvre dédiée à Kate Moss, déjà montrée lors de la rétrospective d’Allen Jones à la Royal Academy de Londres (2014). L’armure portée par le mannequin avait été créée par l’artiste en 1974 pour un film jamais tourné : "C’était l’histoire d’une fille qui voulait devenir mannequin. Mais elle avait un problème : chaque fois qu’elle passait sous les projecteurs, elle se transformait en homme. Son petit ami, un artiste, réussissait à la sauver en créant une armure qui l’enveloppait et préservait son identité féminine." Le film ne vit jamais le jour, mais en 2013, lorsque Christie’s lui commanda une œuvre pour une exposition consacrée à Kate Moss, Jones choisit de la représenter revêtue de l’armure dorée : une manière de figer pour toujours son image en icône de l’éternelle bad girl.