Elton John s’est séparé un temps de sa célèbre sculpture représentant une femme-table verte, avant de la faire restaurer dans l’atelier d’Allen Jones, 86 ans, figure majeure du Pop Art anglais. Pendant ce temps, Kate Moss, elle, prend les traits d’une Vénus d’aujourd’hui, enfermée dans une armure-sculpture couleur cuivre.
Mais, Monsieur Jones, vos œuvres fétichistes choquent-elles encore aujourd’hui ?
« Ce que vous venez de me demander prouve justement à quel point j’ai dû composer avec l’accusation selon laquelle mon travail “objectifie” les femmes. Cela ne veut pas dire que c’était mon intention. Prenons Balthus, aujourd’hui critiqué pour avoir peint des enfants. Une fois que quelqu’un le signale, on ne peut plus regarder ses toiles sans penser que cette petite fille assise jambes écartées serait une image déplacée. Pourtant, c’est une posture normale chez les enfants. Dès lors qu’une lecture est imposée, l’interprétation devient verrouillée. Et beaucoup de gens finissent par voir Balthus comme un type douteux. C’est une perte pour l’image et pour l’histoire de l’art. »
Allen Jones tient à rappeler que les deux tiers de sa production sont constitués de peintures, souvent associées à la sculpture — comme on peut le voir dans son exposition personnelle Forever Icon à la Galleria d'Arte Maggiore de Bologne (jusqu’au 14 avril).
« Toute peinture, toute œuvre d’art, repose sur l’illusion. Si une forme tridimensionnelle émerge du tableau, elle crée une image illusoire… On peut même suggérer le mouvement.
En réalité, ces sculptures provocantes sont nées en réaction au minimalisme :
" On ne vit pas dans un vide pneumatique. À l’époque, je travaillais à New York, je peignais des figures. Et ce n’était pas du tout à la mode : on perdait immédiatement la faveur des critiques. La peinture d’avant-garde était passée à l’abstraction, puis au minimalisme. Tout le monde parlait de Donald Judd et de ses “boîtes” en acier vides. Je comprenais ce courant sur le plan intellectuel, mais je ne voyais aucune raison de renoncer à la figuration. Le vrai problème n’était pas le sujet, mais le langage utilisé, devenu stérile. Je voulais représenter la figure humaine d’une manière qui ne s’appuie pas sur l’histoire de l’art, qui ne rassure pas le spectateur. "
Pour concevoir ses sculptures érotiques, Jones collabore avec le musée de cire Madame Tussauds à Londres :
" En revenant à Londres (ma femme attendait des jumelles et je ne pouvais pas me permettre de les élever à Manhattan), j’ai contacté le musée, qui m’a recommandé un de leurs sculpteurs. Je lui ai donné des croquis et des instructions. Le fait que ce ne soit pas moi qui modèle la figure éliminait une part de responsabilité directe. La première sculpture, Hatstand, représentait une femme debout, les bras levés dans une posture accueillante. Si elle avait porté des vêtements ordinaires, elle aurait ressemblé à un mannequin de vitrine. J’ai cherché un moyen de couvrir les parties génitales : la solution fut un costume de strip-teaseuse. À l’époque, le magazine Playboy était partout. Ce fut comme une blague, les lapins avec oreilles et queue."
En 1969, alors que le mouvement féministe prend de l’ampleur, Allen Jones crée la femme-table et la femme-fauteuil, à rebours des luttes sociales du moment :
"Je me suis dit : si je donne une fonction à ces sculptures, cela perturbera davantage les attentes du spectateur. Dans une BD, j’avais vu une femme transformée en table. J’ai donc conçu une table, puis un fauteuil. Nous faisions tous partie de la même société, du même monde. Mon travail était un commentaire, mais il a aussi produit une image parfaite pour la campagne féministe. Pourtant, je n’ai jamais voulu provoquer les gens, seulement défier les conventions de l’art. Je crée pour des raisons artistiques, mais quoi que je dise, cela ressemble à une justification. "
Dans les années 1970, certaines de ses expositions sont violemment critiquées. La plus marquante ?
" J’exposais à l’ICA de Londres. Dans la rue, je vois la police partout et je me dis : “Ils bloquent sûrement l’accès à Buckingham Palace.” En entrant dans la galerie, je découvre une scène chaotique. Des manifestants — pour la plupart des hommes homosexuels — collaient des autocollants sur mes œuvres, heureusement protégées sous verre. Mon père était là, il n’en revenait pas. Le directeur de la galerie m’a présenté à un haut gradé de la police : “Voici l’artiste.” Je m’attendais à un sermon… mais il m’a simplement demandé de signer une affiche pour les collègues du commissariat ! Si la police ne s’en inquiétait pas, je ne devais pas non plus. Pourtant, j’avais créé une image parfaite pour la controverse : une femme à quatre pattes servant de table. Ils auraient pu critiquer les magazines fétichistes, mais non… c’était moi. "
Dans les années 1950 et 60, les icônes s’appelaient Jackie Kennedy, Marilyn Monroe, Liz Taylor, Brigitte Bardot, Raquel Welch, Jane Fonda (dans Barbarella), ou encore Ursula Andress dans James Bond. Aujourd’hui, Kate Moss s’impose comme muse pour de nombreux artistes, dont Allen Jones. Pourquoi elle ?
"Très photogénique. Certaines personnes deviennent subitement omniprésentes. Ce qui m’a toujours frappé, c’est la différence de perception entre l’Amérique et l’Europe. Les actrices européennes expriment une sexualité plus directe. Bardot plus que Monroe, par exemple. "
Stanley Kubrick s’est inspiré du travail de Jones pour le décor de Orange mécanique.
" On ne s’est jamais rencontrés, on s’est parlé au téléphone. Il avait vu une de mes expos et m’a proposé de collaborer à son film, notamment pour concevoir le club et les meubles. J’étais emballé. Puis il m’a dit : “Je suis un réalisateur célèbre, si on te remarque dans mon film, tu auras du travail.” J’ai répondu : “Je ne suis pas décorateur de cinéma. Si vous pouvez me décrocher une expo au Louvre ou au MoMA, là d’accord !” Finalement, je lui ai dit : “Si mon idée vous plaît, servez-vous. Après tout, on ne peut pas breveter une idée.”